Espagne : La libéralisation ferroviaire repoussée à 2031 – Le défi technique de l'écartement variable freine la concurrence

La deuxième phase de libéralisation du rail espagnol est reportée à 2031-2032. Découvrez pourquoi l'écartement variable des rails avantage Renfe face aux nouveaux opérateurs malgré le succès de la première phase.

Espagne : La libéralisation ferroviaire repoussée à 2031 – Le défi technique de l'écartement variable freine la concurrence

Libéralisation du rail à grande vitesse en Espagne : la deuxième phase fortement retardée jusqu'en 2031-2032

Introduction

La libéralisation du secteur ferroviaire à grande vitesse en Espagne connaît un revers significatif. Alors que la première phase avait été saluée comme un succès retentissant pour les consommateurs et l'industrie, la deuxième étape de cette ouverture à la concurrence fait face à des obstacles techniques majeurs qui retardent considérablement son déploiement. Les nouveaux opérateurs devront vraisemblablement patienter jusqu'en 2031, voire 2032, avant de pouvoir lancer leurs services sur les corridors Madrid-Galice, Madrid-Asturies/Cantabrie et Madrid-Cadix/Huelva. Ce report d'une décennie soulève des questions cruciales sur l'avenir de la compétitivité ferroviaire espagnole et les défis technologiques inhérents à son réseau unique.

Le défi technique de l'écartement variable des rails

Une particularité ferroviaire espagnole contraignante

Au cœur de ce retard considérable se trouve une spécificité technique du réseau ferroviaire espagnol : la coexistence de deux écartements de rails différents. Cette situation unique en Europe oblige les trains opérant sur ces corridors à disposer d'un système d'écartement variable, une technologie complexe permettant aux rames de circuler tant sur les voies à écartement standard européen (1 435 mm) que sur l'écartement ibérique traditionnel (1 668 mm).

Cette caractéristique technique, héritée de l'histoire ferroviaire de la péninsule, constitue un obstacle majeur pour les nouveaux entrants sur le marché. Elle transforme ce qui aurait pu être une simple acquisition de matériel roulant en un véritable défi d'ingénierie ferroviaire.

Le monopole technologique de Renfe et Talgo

Actuellement, seule Renfe, l'opérateur historique espagnol, dispose du matériel roulant équipé de cette technologie d'écartement variable indispensable pour opérer sur ces lignes. La compagnie utilise principalement des trains fabriqués par Talgo, notamment les modèles S-130, spécialement conçus pour s'adapter aux particularités du réseau espagnol.

Le constructeur Talgo a également développé un nouveau modèle, l'Avril S-106, doté de cette même capacité d'écartement variable. Renfe a d'ailleurs passé commande de 15 unités de ce train nouvelle génération, consolidant ainsi son avantage technique sur les futurs concurrents.

Cette situation crée de facto un monopole technologique qui avantage considérablement l'opérateur historique et constitue une barrière à l'entrée substantielle pour les nouveaux acteurs du marché ferroviaire espagnol.

Les facteurs aggravants du report

Les contraintes de production de Talgo

La capacité de production limitée du constructeur Talgo représente un obstacle supplémentaire pour les nouveaux opérateurs. L'entreprise fait actuellement face à un carnet de commandes particulièrement chargé, ce qui repousse mécaniquement les délais de livraison de nouvelles rames.

Cette saturation industrielle signifie que même si de nouveaux opérateurs parvenaient à passer commande aujourd'hui, ils devraient s'inscrire dans une file d'attente déjà longue. Cette contrainte de production constitue un goulot d'étranglement majeur dans le processus de libéralisation.

Un parcours administratif et technique complexe

Au-delà des délais de fabrication, les nouveaux entrants devront faire face à un parcours semé d'embûches administratives et techniques. Après la finalisation des accords commerciaux, les opérateurs devront attendre approximativement quatre années avant de recevoir leurs trains.

Ce délai ne représente pourtant que le début d'un long processus, puisqu'il faudra ensuite procéder à une batterie de tests exhaustifs, obtenir les certifications nécessaires et former les conducteurs aux spécificités de ces trains à écartement variable. Ces étapes réglementaires et opérationnelles ajoutent encore plusieurs années au calendrier de mise en service.

Une rentabilité économique incertaine

Contrairement aux lignes à forte affluence comme Madrid-Barcelone, qui faisaient partie de la première phase de libéralisation, la rentabilité des nouvelles routes concernées par cette deuxième phase apparaît plus incertaine. Les corridors vers la Galice, les Asturies, la Cantabrie, Cadix ou Huelva ne présentent pas les mêmes volumes de passagers que l'axe Madrid-Barcelone.

Cette incertitude économique pourrait dissuader certains investisseurs potentiels, réduisant ainsi le nombre d'acteurs intéressés par ces nouvelles lignes et, par conséquent, l'intensité de la concurrence attendue.

Le succès prometteur de la première phase de libéralisation

Un bilan positif pour les consommateurs

Malgré ces difficultés pour la deuxième phase, il convient de rappeler que la première étape de libéralisation, initiée en 2019, a produit des résultats remarquablement positifs. Les consommateurs espagnols ont été les premiers bénéficiaires de cette ouverture à la concurrence, profitant d'une baisse significative des tarifs et d'une amélioration de l'offre de services.

La Commission nationale des marchés et de la concurrence (CNMC) a estimé que les bénéfices totaux générés par cette première phase s'élevaient à 578 millions d'euros pour la seule année 2023. Sur ce montant, 343 millions d'euros ont directement profité aux usagers grâce à des tarifs plus compétitifs.

Une augmentation spectaculaire de la fréquentation

L'ouverture à la concurrence a également entraîné une hausse spectaculaire du nombre de voyageurs. En 2023, les lignes concernées par la première phase ont enregistré 31 millions de passagers, soit une augmentation de 10 millions par rapport aux chiffres antérieurs à la libéralisation.

Cette évolution témoigne non seulement d'un transfert modal de l'avion vers le train, mais également d'une création nette de déplacements, dynamisée par l'accessibilité tarifaire et l'amélioration de l'offre. La part de marché du train par rapport à l'avion a d'ailleurs connu une progression remarquable de 85% sur les routes où la concurrence a été introduite.

Des retombées positives pour le gestionnaire d'infrastructure

Adif, l'entité publique chargée de la gestion des infrastructures ferroviaires espagnoles, a également tiré profit de cette libéralisation. L'augmentation du trafic lui a permis d'engranger 148 millions d'euros supplémentaires en 2023 grâce aux redevances d'exploitation, représentant une hausse de 52% par rapport à 2019.

Cette manne financière contribue à l'entretien et au développement du réseau, créant ainsi un cercle vertueux pour l'ensemble du système ferroviaire espagnol.

La fragilité économique des opérateurs face à la concurrence intense

Un équilibre financier précaire

Si la libéralisation a généré des bénéfices indéniables pour les consommateurs et le gestionnaire d'infrastructure, la situation financière des opérateurs ferroviaires demeure fragile. La concurrence féroce sur les prix a entraîné une compression des marges, conduisant à des pertes cumulées évaluées à 187 millions d'euros.

Cette réalité économique souligne le paradoxe d'une libéralisation réussie du point de vue du consommateur mais potentiellement non soutenable pour les entreprises. L'intensité de la guerre des prix pourrait, à terme, menacer la diversité de l'offre si certains acteurs étaient contraints de se retirer du marché.

Des implications pour la deuxième phase

Cette fragilité financière observée sur les lignes les plus rentables de la première phase soulève des interrogations légitimes quant à la viabilité économique de la deuxième vague de libéralisation. Si les opérateurs peinent à dégager des profits sur Madrid-Barcelone, qu'en sera-t-il sur des axes à plus faible potentiel commercial ?

Cette question pourrait refroidir l'enthousiasme des investisseurs et limiter le nombre de candidats intéressés par les nouvelles lignes, réduisant ainsi l'impact positif attendu de la concurrence.

Conclusion : un horizon lointain mais des leçons à tirer

Le report à 2031-2032 de la deuxième phase de libéralisation du rail à grande vitesse espagnol constitue indéniablement un revers pour la politique de transport du pays. Toutefois, les succès enregistrés lors de la première phase démontrent le potentiel transformateur d'une concurrence bien orchestrée dans le secteur ferroviaire.

Les défis techniques liés à l'écartement variable des rails soulignent la nécessité d'une harmonisation progressive des standards ferroviaires européens. Cette spécificité espagnole, si elle répond à des contraintes historiques légitimes, constitue néanmoins un frein à l'émergence d'un marché ferroviaire véritablement intégré et compétitif à l'échelle européenne.

En attendant cette lointaine échéance, les autorités espagnoles pourraient explorer des solutions intermédiaires, comme des partenariats techniques entre Renfe et de nouveaux entrants, ou des incitations à l'innovation technologique pour diversifier les sources d'approvisionnement en matériel roulant à écartement variable. C'est peut-être dans cette capacité d'adaptation que réside la clé d'une libéralisation réussie, conciliant ouverture à la concurrence et prise en compte des spécificités techniques nationales.